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Très libres impressions de visite de Livrées avignonnaises…
Ce mardi là d’octobre 2013, la Livrée Ceccano, la Livrée de Viviers et la Tour du Jacquemart - trois lieux exceptionnels d’Avignon ont, pour moi, ressuscité, pris véritablement chair. Le CIDRPPA nous avait invités chez les cardinaux de la Cour pontificale, dans leurs Livrées, où pendant trois heures les commentaires très éclairés de Marie-Claude Léonelli, nous plongèrent dans un véritable péplum en plein dans cet « automne du moyen-âge » cher à Huizinga, époque où « l’âpre saveur de la vie… l’aspiration à une vie plus belle » se traduit entre autres par cette débauche de couleurs éclatantes dont les teintes

fanées et les échos affaiblis par les siècles nous accueillirent dès notre entrée dans la Livrée d’Annibal di Ceccano, actuellement médiathèque d’Avignon. Du fond des siècles, la puissance du maître des lieux nous saute encore aux yeux à travers son blason à une aigle d’argent sur fond de gueule répété sans fin sur les parois… et également puissance hautaine d’une lignée proclamée par les blasons aux croissants et aux fasces de gueule sur fond d’argent de son oncle Stefaneschi, très haut et très puissant cardinal aussi… témoignage aux teintes atténuées des liaisons familiales d’une Cour et d’un siècle.
Les ruptures rectilignes de décors, passant des délicats rinceaux du plafond et des tentures de vair en trompe-l’œil des parois, à des champs de roses aujourd’hui orangées sur fond pâle, témoignent d’une époque qui pratiquait activement la modulation de l’espace au moyen de cloisons légères et provisoires ; tandis que sur le mur du fond, un trompe-l’œil de voûtes de hauteur déclinante souligne la présence d’escaliers disparus… Ce monde n’est plus ; il est pourtant omniprésent à Ceccano… en teintes plus pâles… comme un écho qui s’éloigne en s’enfonçant dans le passé.

Et déjà, nous sommes devant la Livrée de Viviers. Finie l’élévation aristocratique, finis les créneaux guerriers, finies les cheminées élégantes… Mais un mur commun, laid, défiguré par nos deux derniers siècles mécaniques et dont seuls quelques détails infimes évoquent le prestigieux passé : une petite fenêtre double, un départ de pignon ; Peu de choses ! Mais dès la porte palière franchie, c’est l’éblouissement. Le péplum hollywoodien a fait place au décor d’un film de Fellini : sol de tomettes poussiéreuses, murs lépreux, écaillés et troués, échafaudages métalliques de restauration… de misérables haillons pour un somptueux plafond de poutres peintes, une frise de scènes de chasse courant tout autour des murs : la magie opère immédiatement.
Le fond de la pièce : dans ce grandiose lieu de réception, c’est là que prenaient place les princes de l’Église et du Monde, assis face à l’entrée et à leurs invités ; De là, ils avaient la vision gratifiante de leurs blasons peints au revers des poutres… le blason de Benoît XII, le Pape cistercien, bien au centre de la poutre, à tout seigneur tout honneur… sur le mur, encore lisible, le blason des rois de Suède… l’étude des blasons cardinalices et princiers permet de dater la pièce du milieu des années 1330... Ce Vendredi-Saint de 1336 où Benoît XII prêcha la croisade devant les rois de Sicile et d’Aragon… de là à imaginer que ce décor aurait été peint à cette occasion… mais hypothèse n’est pas certitude… Toutefois, soyons imprudents et ne gâtons pas notre plaisir de se laisser rattraper par le frisson de la grande Histoire. Une porte voûtée et bouchée, à moitié enfoncée dans le sol nous rappelle que bien des planchers ont du se succéder dans les siècles qui exhaussent les sols inexorablement, et que n’ouvrant aujourd’hui sur rien, elle donnait jadis sur une de ces galeries et un de ces escaliers de bois plaqués à l’extérieur des façades, encore en place à Avignon au XVIIe siècle comme l’attestent les gravures de Martellange. Nous quittons Viviers à regret avec un dernier regard au cerf bondissant poursuivi par trois lévriers, au vilain encapuchonné soufflant l’hallali dans sa coquille de buccin, à l’âne se léchant le sabot, à la tête de bœuf aux yeux exorbités, aux colonnes torses en trompe-l’œil, aux écus et au plafond bariolé.

Adieu Fellini et bonjour monsieur Victor Hugo. Car nous voici dans un cagibi encombré de balais et de seaux, meublé d’un méchant escalier aux sept marches bancales donnant sur une porte en planches fermée d’un antivol de vélo. Serions-nous en train d’entrer dans la chambre de Quasimodo ? La porte s’ouvre, nous grimpons : Pas de Quasimodo, mais une petite pièce carrée, à la voûte à quatre pans : la salle du premier étage de la tour du XIVe, devenue veuve de sa livrée d’Albano, transformée en clocher du couvent de Bénédictines qui lui a succédé, puis dès le XVe siècle beffroi de la Maison commune, enfin mairie reconstruite sur la livrée au milieu du XIXe. On le voit : une longue vie, bien remplie de rôles multiples, revêtus de costumes divers, mais toujours au service de la puissance et du pouvoir. La tenue que nous lui voyons date du XIVe pour les murs, la voûte et ses peintures et du XVIIIe pour les grandes inscriptions et les blasons qui de 1733 à 1736 – une année par côté, rappellent en belles capitales le pape Clément XII, les consuls et leurs assesseurs… On s’attarde sur les ravissants chapiteaux, deux enfants qui luttent enlacés ; surveillés du côté opposé et du coin de l’œil par une tête de prélat avec un chapeau plat à houppes : un légat ; trois minuscules sangliers à la glandée ; une porte bardée de barbares plaques de fer cloutées ouvre sur la modernité de l’actuelle Mairie – télescopage des siècles ; un escalier à vis s’enfonce dans de glauques profondeurs… de très fragiles et précieux sondages de fresques déposés sur de branlants tréteaux attendent d’hypothétiques crédits d’étude. Bref, un débraillé chaleureux dont on a perdu l’habitude, et qui rend palpable de façon poignante la force de ce torrent des siècles qui use, dégrade, empoussière et ternit inéluctablement toute œuvre humaine. C’est le lot du patrimoine, c’est la justification du conservateur et du restaurateur ; ces métiers ont de l’avenir ! Nous repassons la porte de planches, émerveillés, des couleurs plein les yeux. Trois heures déjà que nous excursionnons dans ce beau quatorzième siècle… Le temps n’existe pas : il n’y a que quelques instants que nous débarquions dans les années treize cent… Oh Livrées avignonnaises !
François-Marie Legœuil

Quelques illustrations :

La Livrée Ceccano, actuellement Médiathèque...

La Livrée de Viviers...

Ce qui reste de la Livrée d’Albano...